samedi 10 février 2018

Sartre, les illustrés; la censure et "Les Mots"


Jean-Paul Sartre, les illustrés, la censure et Les Mots

Pourquoi diable, la revue de Jean-Paul Sartre, Les Temps Modernes, a-t-elle choisi deux fois (en 1949 et en 1955) de publier des articles d’auteurs traduits pour condamner les illustrés, c’est-à-dire  la bande dessinée.
La première fois, ce fut dans son n° 43 de mai 1949 à travers un article attaquant les « comics » d’une façon délirante, voire démentielle, en tout cas exagérée. Ce n’est pas un hasard si ce fut deux mois avant l’adoption par le Parlement français de la loi scélérate du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse (dont il faut relire l’absurde Article 2 qui permet d’attaquer n’importe quel écrit).


Les responsables de la dite revue, sans doute sous la pression de leurs amis communistes. (Ils en étaient souvent restés aux propos de Georges Sadoul datant de 1938, jugeant les illustrés comme des « condensés de crimes »). Les dirigeants des Temps Modernes auraient été bien inspirés de se documenter sur l’auteur de Psychopathologie des comics (traduction flatteuse de Not For Children) de Gershon Legman (1917-1999).
Il s’agit comme l’indique aujourd’hui sa fiche Wikipédia, d’un auteur grivois, véritable obsédé sexuel, censuré pour ses propres écrits pornographiques et qui « ne jouit pas de toutes ses facultés » comme l’écrivaient en 1997 Harry Morgan & Manuel Hirtz dans leur ouvrage commun : Le Petit Critique illustré.
Selon Legman qui assure que la génération américaine postérieure à 1950 ne sait pas lire et les « comic-books » donnent aux enfants « un cours complet de mégalomanie paranoïaque ». Ils véhiculent « les mêmes traits d’homosexualité et de sadisme que dans le nazisme » et Wonderwoman semble être pour lui une lesbienne.


Quand le docteur et psychiatre Fredric Wertham, en octobre 1955,  publie dans le n° 118 de la revue Les Temps Modernes (dont Jean-Paul Sartre est toujours le directeur) des extraits de son ouvrage  Seduction of the innocent sous le titre Les « crime comic books » et la jeunesse américaine, il reprend, sans preuve, la fameuse accusation faite aux bandes dessinées et maintes fois reprise de favoriser la délinquance juvénile. L’article aura d’autant plus de poids que Wertham, plutôt malhonnête, ne distingue pas les bandes dessinées classiques des « crime comic books » qu’il illustre de cases choisies et sorties de leur contexte. (L’Amérique qui n’en a pas fini avec McCarthy a adopté le Comics Code en 1954.)      


C’est ainsi, en tout cas, que Jean-Paul Sartre s’est fait le complice des censeurs des illustrés et de la bande dessinée, se mettant au même rang que feu l’abbé Bethléem, et reniant implicitement ses propres lectures d’enfance faites dans Cri-Cri, L’Épatant (publiant déjà Les Pieds Nickelés de Louis Forton), Les Trois Boy-scouts ou Le Tour du monde en aéroplane d’Arnould Galopin. Ces lectures d’images merveilleuses et fascinantes, il les confesse plus tard dans Les Mots (1964), une autobiographie si forte qu’elle aurait conduit, selon certains, à l’obtention du Prix Nobel (refusé par l’auteur).


Il apparaît ainsi pour l’instant comme le défenseur d’une culture élitiste bourgeoise, celle de son grand-père Charles Schweitzer, trahissant à la fois sa mère Anne-Marie complice de ses lectures d’illustrés et ses jeunes années revisitées plus tard dans l’autobiographie Les Mots.

Pour quels motifs aurait-il pu changer d’opinion sur le sujet évoqué dans le livre Les Mots, paru en 1964 mais dont il corrige les épreuves en avril 1963 ? La bande dessinée a globalement toujours mauvaise presse mais en 1963 Jérôme Peignot publie chez Denoël le recueil Les Copains de notre enfance (mais l’anthologie de François Caradec I Primo eroi n’a pas franchi les frontières de l’Italie !). En France, Francis Lacassin (déjà auteur en 1963 d’un Tarzan, mythe triomphant, mythe humilié dans la revue Bizarre), crée le Club des bandes dessinées avec Alain Resnais, Evelyne Sullerot, Jacques Champreux, Pierre Couperie, Jean-Claude Forest et Jean-Claude Romer. Le Club diffuse le bulletin illustré Giff-Wiff.
Il serait sans doute naïf de croire que ces petits faits éditoriaux, pas plus que la naissance de Pilote en 1959 ou le succès populaire grandissant de Tintin et d’Astérix aient pu avoir une quelconque influence sur les opinions de Jean-Paul Sartre qui reparlera néanmoins de ses illustrés dans le documentaire d’Alexandre Astruc et Michel Contat : Sartre par lui-même en 1972.        
    
  


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