mercredi 20 janvier 2010

Lettre ouverte à propos de la littérature jeunesse



Cette lettre ouverte date de 2002 mais beaucoup d'arguments et de références me semblent encore valables. A vous d'en juger et de réagir.

Je ne sais pas si le lien indiqué ci-dessous est encore valide.
Sur le site de Citrouille qui a la bonne idée de garder quelques archives, j'ai publié jadis une lettre en réponse à un article du Nouvel Observateur dont le contenu me paraissait bizarrement "réactionnaire".

http://www.citrouille.net/iblog/B21402419/C1068534385/E137228819/index.html

Voici son contenu, légèrement abrégé, avec l'ajout d'intertitres :
Lettre du 17 juin 2002 d’un lecteur « attentif et néanmoins troublé »

Sous la rubrique « Notre époque » du n° 1962, je viens de lire votre dossier, à première vue intéressant, intitulé Livres pour enfants, Quand le rose vire au noir.

Livres pour enfants ou littérature jeunesse ?

Le titre (...) paraît plus provocateur que le contenu davantage nuancé… . Ne pourrait-on pas aujourd’hui oser parler, (comme le font d’ailleurs les nouveaux programmes de l’école et du collège), compte tenu de l’évolution et de l’extrême diversité du genre, de « littérature pour la jeunesse » ? Ce serait, en même temps, le plus bel hommage qu’on pourrait rendre à un pionnier comme Pierre Marchand dont la disparition le 4 avril dernier [en 2002] n’a guère été prise en compte, (c’est une litote), dans les magazines français.
Serait-ce sans doute cruel et injuste de dire que vous avez trouvé un « marronnier » adéquat pour un entre-deux-tours d’élection. Toutefois, force est de constater que, déjà en mars 1988, dans le n° de la revue « Autrement » consacré à « L’enfant lecteur », la regrettée Germaine Finifter, (dont la collection « Les Uns les autres », chez Syros reste une référence), publiait un dossier intitulé : « Le roman miroir de la société» en précisant, avec optimisme, que certains romans « donnent envie de mener sa vie sans la subir ». Elle osait conclure : « Souhaitons que la littérature de jeunesse fasse s’interroger ses lecteurs sur eux-mêmes et sur le monde auquel ils appartiennent ».

Des raccourcis périlleux

« Le rose vire au noir », écrivez-vous : c’est un raccourci séduisant mais historiquement inexact. Les traductions de la série le « Club des Cinq », (dès 1952 en Belgique), datent de 1955 chez Hachette, et Parwana, une enfance en Afghanistan n’a été que récemment publié, soit 47 ans après ! Il est exagéré d’écrire : « En vingt-cinq ans, on est passé du Club des Cinq (…) aux clans d’enfants des rues de Bogota »).
Il n’est pas non plus pertinent d’écrire : « Pourquoi a-t-il fallu attendre les années 1980 pour qu’émerge en France un courant qui s’annonçait dès 1968 ? ». Ce courant s’est exprimé à travers des collections pour adolescents, vilipendées bassement par un pamphlet d’extrême droite paru en 1985, réédité en 87, trop vite relayé par des municipalités abusant de leurs pouvoirs pour interdire l’accès de certains livres aux bibliothèques (puisqu’ils étaient conformes à la loi de juillet 1949, indiquée en fin de chaque volume).
Ces collections s’appelaient "Plein vent", chez Robert Laffont, (grâce à André Massepain), "Travelling", chez Duculot en 1972, "Les Chemins de l’Amitié", chez Amitié-G.T. Rageot, à partir de 1973, "Grand Angle" pour G.P. en 1974.
A l’inverse, parler de la naissance de l’Ecole des loisirs en 1965, (créée et animée par Jean Fabre, Arthur Hubschmid et Jean Delas), peut prêter à confusion si on l’associe dans la même phrase au « réalisme social ». A l’époque, il s’agissait surtout de publier des albums comme le démontrent les premiers catalogues des collections « Joie de lire » (pour les 3/10 ans, en 1968) ou « Renard Poche », collection d’albums de poche fondée en 1975).
La fiction romanesque y apparaît plus tardivement.
Votre article semble écrit sous le signe de la confusion généralisée. Sans cesse et dès le début, consciemment, je suppose, vous entretenez la confusion entre le conte qui n’est pas votre sujet : aucun titre ne s’y rapporte, (et pourtant la collection « Contes et légendes » de Nathan, née en 1916, est plus que jamais très vivace), et la fiction romanesque est strictement limitée à l’approche des réalités sociales. Au conte appartiennent « les ogres et les sirènes » (page 192), si « les contes de fées » existent (sauf dans votre article), « les contes de faits divers » (page 104) sont, si j’ose dire, une pure fiction. « L’île aux enfants » (qui, à ma connaissance, n’a existé qu’à la télévision et dans la presse juvénile, mais peut-être voulez-vous séduire les « adulescents » ) n’a pas à être transposée en 2002, « pleine de bruit et de fureur ». Vous ne craignez pas d’en rajouter une couche, grâce à des formules apparemment démagogiques et déplacées, puisque, selon vous, « l’ogre s’appelle Pinochet », (mais l’allusion se rapporte à un récit de 1975 !), et « Hitler occupe la maison de Hansel et Gretel ». (J’ai intitulé un chapitre de mon essai : « Peut-on enseigner la Shoah à la jeunesse par la fiction romanesque ? »_(p. 463), et je ne le regrette pas).

La confusion des âges et des lectorats

D’ailleurs, sans cesse, vous semblez jouer sur la confusion des âges, faisant croire que la publicité pour la collection « Médium » (de l’Ecole des loisirs, lue surtout par les 13-15 ans, et où sont parus No pasaran le jeu, superbe livre de Christian Lehman et Je veux voir Marcos de Valérie Dayre : n’oubliez pas les noms des auteurs, merci), « est vue souvent sur le mur des crèches et des écoles » (p. 102). Page 103, les éditeurs « sont penchés sur les berceaux », de qui vous moquez-vous ? Je trouve vos propos d’autant plus sidérants, (même si j’ai moi-même critiqué le lancement médiatique abusif de : J’ai peur du monsieur), que vous n’évoquez à aucun moment les albums des 3-8 ans, ceux, par exemple, des Editions du Rouergue (qui ont beaucoup perdu avec le départ d’Olivier Douzou), des éditions du Seuil et de multiples auteurs et maisons d’édition, vantés à juste titre, avec autant de chaleur et de compétence dans les ouvrages de Jean Perrot.
Confusion des âges donc, d’autant plus inadmissible que les éditeurs, (aussi bien dans le domaine de la presse que du livre juvénile) multiplient, d’une façon excessive et trop souvent pour le marketing, la segmentation des lectorats possibles : les tout-petits (jusqu’à 3 ans), petite enfance (3-5 ans), la moyenne enfance (5-8 ans), la grande ((8-11), les « préados » (11-13), les « ados » (13-15) et « postados » (16-18), voire les jeunes adultes…

Une focalisation excessive

Votre évocation de ce que vous appelez, d’une façon fort ringarde et obsessionnelle, « les livres pour enfants », (Je vous signale, au passage, que Jean Perrot a écrit : Jeux et enjeux du livre d’enfance et de jeunesse », et non « d’enfant » ! C’était en 1999 : avez-vous lu ce qu’il disait du livre « Et pourtant ils lisent », encensé par votre hebdomadaire, bien que cet essai confonde Albert Camus et William Camus et qu’il « oublie » quasiment la vraie littérature pour la jeunesse), votre évocation, donc, est univoque, partiale et partielle puisque vous ne creusez que le prétendu « sillon du réalisme social ».
Nulle part, vous ne dites que la littérature pour la jeunesse est infiniment plus riche dans ses thèmes comme dans son lectorat. Cette focalisation excessive, compulsive, par accumulation de titres sur ce thème unique pourrait faire croire à un courant dominant, voire exclusif, des romans juvéniles. Or, il n’en est rien. Cette littérature plurielle, tonique, (à l’opposé des récits nombrilistes, narcissiques et débilitant dont la critique se repaît), tolérante et antiraciste, (ce qu’elle n’était pas avant l’ajout, en 1954, d’un paragraphe dans la loi de juillet 1949), est aussi diverse dans ses thèmes que dans son public potentiel,

Une littérature, en fait, riche en genres, en auteurs et en supports

Je pourrais vous proposer un dossier aussi riche en titres, non pour dénigrer même si c’est d’une façon voilée et implicite ménageant plus ou moins bien la chèvre et le chou, mais pour valoriser, en choisissant l’un des genres suivants : le conte (ne serait-ce que pour Henri Gougaud), l’énigme policière, (de la collection « Souris noire » en 1986 au « Furet » actuel), les romans d’aventure, d’amour ou d’amitié, le récit historique (avec Odile Weulersse, Pierre Miquel, Bertrand Solet, Jean-Marc Soyez, Alain Surget, Jacqueline Mirande, Evelyne Brisou-Pellen…, les collections historiques chez Bayard…), le récit fantastique, (pour Jean-Marc Ligny, Gudule, Erik L’Homme, déjà traduit en anglais…), la collection des Fantastiques chez Magnard ou des Imaginaires chez Bayard), la science-fiction, (parlez-nous des collections « Autres mondes » animées par l’excellent Denis Guiot chez Mango, du « Cadran bleu » chez Degliame [disparue en novembre 2005], des auteurs Fabrice Colin, Laurent Genefort, Christian Grenier surtout, militant de la S-F juvénile depuis 30 ans, Pierre Grimbert, Alain Grousset, Jean-Pierre Hubert [disparu en mai 2005], Danielle Martinigol avec Les Abîmes d’Autremer… ), voire la romance sentimentale, l’humour et le comique.
Pour montrer les dangers d’un choix aussi limitatif, on pourrait prendre le trio Murail : Elvire (alias Moka), Marie-Aude et Lorris, auteurs à eux trois de plus de 140 romans, dans des genres très différents. Bien avant la série Golem, publiée en Pocket Junior, (et non à l’Ecole des Loisirs comme vous l’écrivez, p. 106), Lorris est l’auteur de romans juvéniles multigenres et du Guide Totem Larousse sur La Science-fiction, dont il est spécialiste, Elvire excelle surtout dans le fantastique et Marie-Aude, avant le « magnifique roman » : Oh, Boy ! a écrit, entre autres récits, trois suites passionnantes qui mettent en scène le collégien Serge T., l’adolescent Emilien et, pour le polar, le professeur étruscologue Nils Hazard. (...)
Certains récits que vous citez sont beaucoup plus « anciens » que vous le croyez. Voici quelques exemples :
Nam de la guerre de Nicole Vidal, réédité, avec un « texte revu » dans la collection « Les Couleurs de l’Histoire » en 2000, était Prix des 13 en 1976. Il avait d’abord paru dans la « Bibliothèque de l’Amitié » en 1975.
Les Larmes de la terre, est une nouvelle version du récit du couple signant Michel Grimaud : Des hommes traqués, paru dans la collection « Plein vent » en 1975 !
Quitter son pays de Marie-Christine Helgerson, « à [son] énième réédition » date effectivement de 1981, (mais bien des lecteurs lui préfèrent Claudine de Lyon publié en 1984 et évoquant le sort des canuts). Pourquoi indiquer que Thierry Lenain est l’auteur de Thomas-la-honte, (dont les extraits sans contexte risquent d’être mal interprétés), de La Fille du canal, alors qu’il n’est pas crédité du titre : Mademoiselle Zazie a-t-elle un zizi ?, cité dans un sens positif ? Quand j’intitulais, dans Un siècle de fictions… , un de mes chapitres : « L’ancrage dans le réel et l’Histoire toujours surveillé de près », je ne pensais pas un seul instant que cette surveillance soupçonneuse, moralisatrice, pratiquant parfois des amalgames, serait exercée par vous.

Courant réaliste et mondes imaginaires

Lecture faite et refaite de votre dossier, je me suis demandé quelle était la finalité de votre travail, certes documenté et au fait de parutions récentes. Je crains en outre qu’en enrobant, plusieurs fois, au point de les étouffer ou d’en atténuer le sens critique, de formules pseudo-humoristiques ou distractives, les propos censés et responsables de personnes aussi courageuses du point de vue éditorial qu’elles sont compétentes et responsables, comme Geneviève Brisac, Madeleine Thoby, Frédérique Guillard…, vous ne fassiez le jeu des esprits rétrogrades et de vous voir alimenter le courant régressif et répressif sur la jeunesse, toujours prêt à renaître, surtout dans le contexte politique et économique actuel.
Je voudrais vous rappeler que le courant « réaliste » a pourtant été, depuis un siècle, à tort ou à raison, le plus encouragé par la France profondément cartésienne, méfiante à l’égard de « la folle du logis ». En 1906, au moment où reparaît la version « autocaviardée » et laïcisée du livre de G. Bruno : Le Tour de la France par deux enfants, sorte leçon de choses continue ô combien réaliste, les petits Anglais satisfont leur imaginaire avec Peter Pan.
Presque 50 ans plus tard, si on relit les recommandations des diverses commissions de contrôle créées après la loi de 1949, (comme le fait Thierry Crépin dans son excellente étude, insistant sur la mise sous tutelle de la presse enfantine : Haro sur le gangster ! La moralisation de la presse enfantine, 1934-1954, (CNRS Editions, 2001), on s’aperçoit que « les récits fantastiques et de science-fiction inquiètent tout particulièrement les éducateurs », coupables, à l’égard des jeunes lecteurs, « de les détourner de la réalité » (p. 236).
Qui veut tirer à boulets rouges sur la littérature juvénile l’accuse de deux maux antagonistes. Ou bien, on lui reproche d’être stéréotypée, mièvre et infantile, ou, à contrario, on l’accuse de trop parler des réalités du monde actuel et de « désespérer la jeunesse ». C’est à se demander si certains esprits ne voudraient pas que l’on revienne aux niaiseries infantilisantes d’autrefois. Au moins, on pourrait tirer à vue dans le champ bien circonscrit des « livres pour enfants » où se remettraient à pousser stéréotypes et clichés, romances pleurnichardes et textes débiles !
On ne peut pas, non plus séparer l’évolution de la littérature de celle de la presse juvénile. (...)

Glissements réversibles des publics jeunes ou adultes

On peut ajouter que des analystes subtils (ou hypocrites) vont jusqu’à réserver aux adultes des livres juvéniles, alors évoqués sans qu’on signale qu’ils paraissent dans les collections pour la jeunesse. On a ainsi « sorti » Philip Pullman de son « rayon jeunesse » quand il a obtenu le prestigieux Whitebread Prize 2002, pour sa trilogie A la croisée des mondes, bien présente pourtant en « Folio Junior ». N’oublie-t-on pas que, de plus en plus, et depuis la révolution du « poche », le jeune lecteur est son propre prescripteur. Un livre se prend, se lit ou se rejette, pour un moment ou pour toujours, en toute liberté. Autant je suis inquiet et désemparé quand des enfants me révèlent qu’ils ont vu leurs parents en train de regarder un film pornographique ou qu’ils ont trouvé des cassettes du genre dans les tiroirs ouverts du bureau paternel, autant je ne crains pas d’affirmer : « laissez-les lire » et laissez à d’autres le soin de jouer aux néocenseurs ! (...)
J’ai écrit ce courrier parce que je croyais que mon livre, conçu avant tout comme une défense et illustration des auteurs et des illustrateurs du livre de jeunesse, devrait permettre un certain recul historique et éviter les approximations fautives dans les dates et l’appréhension de certains phénomènes éditoriaux. Il semble que nous n’en sommes pas encore là.

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